L’Union africaine et le dilemme des « révoltes populaires »
May 24, 2019

Par Ndubuisi Christian Ani, PhD

Depuis la survenue du « printemps arabe » à la fin de l’année 2010, l’Union africaine (UA) a été témoin de sept (7) formes différentes de soulèvement populaire qui ont provoqué le renversement des gouvernements en place. Ce fut le cas en Libye, en Égypte et en Tunisie en 2011, au Burkina Faso en 2014, au Zimbabwe en 2017 ainsi que récemment en Algérie et au Soudan en 2019.

L’instabilité, la répression gouvernementale et l’implication des militaires dans les soulèvements populaires ont souvent suscité des inquiétudes quant au rôle apparemment peu déterminant de l’UA. Les détracteurs ont également accusé l’UA de favoriser les régimes en place lors des soulèvements populaires. Par exemple, au Soudan, ils ont reproché à l’UA de manque de réaction face à la répression exercée par le gouvernement, mais d’avoir rapidement condamné le coup d’État militaire contre le président Omar Al-Bashir et de menacer de suspendre la junte soudanaise de l’organisation continentale si elle ne transfère pas le pouvoir à un régime civil.

Bien que la position de l’UA soit conforme à la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (ACDEG) qui désapprouve les coups d’État militaires, l’absence d’une politique relative aux soulèvements populaires dans ses cadres normatifs suscite des incertitudes quant à l’engagement de l’UA en faveur de la démocratie. Il est donc nécessaire pour l’UA d’élaborer de toute urgence une politique sur la conduite des gouvernements, des institutions militaires et des parties prenantes concernées en cas de soulèvement populaire.

Les soulèvements populaires sont une preuve remarquable du pouvoir du peuple dans un continent où certains dirigeants autoritaires règnent depuis longtemps et à leur guise. Les revendications populaires sur lesquelles reposent les révoltes sont le point central, même si elles s’accompagnent d’allégations de complots. Au Soudan, les civils ont protesté sans relâche pendant cinq (5) mois jusqu’à l’éviction du président Omar Al-Bashir.

Si le renversement des dictateurs constitue une bonne chose pour la démocratie, la plupart des manifestants n’ont pas une idée cohérente du type de structures de gouvernance à mettre en place par la suite. La situation en Libye rappelle avec pertinence les conséquences d’un soulèvement mal conçu.

Quant à l’UA, elle respecte les changements de régime dans un pays, mais elle reste préoccupée par la stabilité et la nécessité de disposer de gouvernements dirigés par des civils. Dans le passé, l’UA a fait l’objet de critiques pour avoir soutenu des gouvernements militaires à l’époque de l’Organisation de l’unité africaine (OUA).

Depuis que l’UA a succédé à l’OUA en 2001, elle n’a cessé de condamner les coups d’État « sans fondement » en Afrique au nom de la démocratie. L’UA n’a pas hésité à suspendre les États dirigés par des militaires, notamment l’Égypte, le Mali, Madagascar, la Mauritanie, la Guinée-Bissau, la Guinée et la Côte d’Ivoire. Cette décision est conforme à l’article 30 de l’Acte constitutif selon lequel « les Gouvernements qui accèdent au pouvoir par des moyens anticonstitutionnels ne sont pas admis à participer aux activités de l’Union ».

Il ne fait aucun doute que la position de l’UA a contribué à une réduction significative des coups d’État militaires en Afrique. Par exemple, les hauts responsables militaires zimbabwéens savaient que l’UA ne tolérait pas les coups d’État lorsqu’ils ont fait pression sur l’ancien président Robert Mugabe pour qu’il démissionne en raison des manifestations de la population civile en 2017. Ils se sont rapidement rangés derrière un dirigeant civil et ont ainsi évité la réaction de l’UA.

En effet, la Charte de l’UA interdit :

  1. Tout putsch ou coup d’état contre un gouvernement démocratiquement élu.
  2. Toute intervention de mercenaires pour remplacer un gouvernement démocratiquement élu.
  3. Tout remplacement d’un gouvernement démocratiquement élu par des dissidents ou des rebelles armés.
  4. Tout refus par un gouvernement en place de céder le pouvoir au parti ou au candidat vainqueur après des élections libres, équitables et régulières ; ou
  5. Tout amendement ou toute modification de la constitution ou des instruments juridiques, ce qui constitue une atteinte aux principes de changement démocratique de régime.

Outre la position manifeste de l’UA concernant les coups d’État, les autres atteintes importantes au processus de transition démocratique sont notamment le refus des régimes en place de céder le pouvoir après les élections – un exemple qui a conduit les pays de la région à prendre des mesures contre Yahya Jammeh en Gambie en 2017.

Conformément à l’article 23.5 de la Charte de l’UA, une autre violation grave concerne les modifications constitutionnelles visant à prolonger le mandat actuel d’un régime. En effet, les révisions constitutionnelles ne sont pas un problème en soi. Le problème est plutôt que les régimes en place utilisent leurs influences et leurs réseaux de népotisme dans les États fragiles pour s’assurer que les changements et le processus électoral qui s’ensuit leur soient favorables.

Des modifications ont été effectuées avec succès au Rwanda, au Burundi, en Ouganda, en République du Congo, au Gabon, au Tchad, à Djibouti et en Guinée équatoriale, permettant ainsi la réélection des chefs d’État en place. Mais la nature subtile et apparemment démocratique du processus rend difficile la réaction de l’UA. Celle-ci n’a encore évalué aucun des processus constitutionnels comme elle le devrait.

Alors que l’UA envisage une transition harmonieuse et démocratique du pouvoir, la prise et la conservation du pouvoir ne se sont pas toujours déroulées de manière démocratique et harmonieuse.

En outre, la Charte ne mentionne en rien le renversement de gouvernements par des manifestants pacifiques. Par conséquent, l’UA ne réagit que lorsque l’armée intervient pour renverser un gouvernement et prendre le contrôle du pays.

En Tunisie, par exemple, l’UA n’a pas réagi parce que l’armée n’est pas intervenue lors des manifestations de la population civile qui ont conduit à la démission de l’ancien président Zine al-Abidine Ben Ali en 2011. En revanche, au Zimbabwe, en Égypte et au Soudan, les militaires ont joué un rôle crucial dans le renversement des régimes en place.  Comme indiqué précédemment, les hauts responsables de l’armée zimbabwéenne ont évité la réaction de l’UA en se ralliant à un responsable politique civil. L’Égypte a été suspendue parce que les militaires ont pris le pouvoir après une série de protestations populaires.

Dans le cas récent du Soudan, les militaires ont profité des soulèvements populaires pour usurper le pouvoir. Le 15 avril 2019, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA a menacé de suspendre la junte militaire soudanaise, dans un délai de 15 jours, si elle ne remettait pas le pouvoir à un régime civil, conformément à la Charte de cette organisation.

Le président égyptien Abdel-Fattah al-Sisi, qui assure également la présidence de l’UA pour 2019, a convoqué un sommet le 23 avril 2019 au cours duquel il a demandé la prorogation du délai à trois mois pour permettre aux militaires de remettre le pouvoir comme il se doit.

Il est possible que la décision de l’Égypte soit motivée par la suspension du régime d’Al-Sisi par l’UA après le renversement de l’ancien président Mohamed Morsi en réponse à une série de manifestations antigouvernementales entre 2011 et 2013.

Certains commentateurs ont attribué la menace de suspension du Soudan par le CPS de l’UA à une tendance à protéger les régimes en place, conformément à son prédécesseur, l’OUA. Il ne fait aucun doute que l’UA ne parvient pas toujours à intervenir de manière décisive dans les crises internes, ce qui laisse les régimes en place s’en tirer trop facilement. Mais l’organisation continentale reconnaît le bien-fondé des processus de transition menés par des civils, tant que les militaires ou les groupes armés ne les dirigent pas, du moins au sens propre du terme.

Pourtant, l’absence de directive sur les soulèvements populaires ne permet pas de comprendre facilement le point de vue et les cadres d’intervention de l’UA sur ces situations.

En 2014, le CPS de l’UA a appelé à la tenue d’un sommet spécial de la Conférence des chefs d’État de l’UA pour donner des orientations sur les questions relatives au renversement de régimes autoritaires après un soulèvement populaire. Ce sommet n’a jamais eu lieu.

Face au nombre croissant de révoltes populaires sur le continent, il faut absolument que l’UA organise un sommet pour adopter une position cohérente destinée à promouvoir la passation pacifique et démocratique du pouvoir. L’UA doit également veiller à ce que les opportunistes et les militaires / fonctionnaires armés ne tirent pas profit des revendications légitimes de la population civile.