La présence de bases étrangères dans la Corne de l’Afrique et ses conséquences sur la stabilité de la région
May 24, 2019

Par Ndubuisi Christian Ani, PhD

Dans la Corne de l’Afrique, 4 pays abritent à eux seuls 10 bases militaires étrangères alors que des négociations sont en cours pour en installer d’autres. En effet, Djibouti compte à lui seul 6 bases militaires étrangères contrôlées par les États-Unis (US), la France, l’Italie, le Japon, la Chine et l’Arabie saoudite.

Sur le territoire de l’Érythrée, on trouve des bases militaires de la Russie et des Émirats arabes unis (ÉAU). La Somalie abrite également un centre de formation militaire de la Turquie, alors que la deuxième base des Émirats arabes unis se trouve au Somaliland, région qui a proclamé son indépendance de la Somalie.

La dimension commerciale de ces bases est évidente pour les faibles économies des pays de la région. Mais elle pourrait entraîner des conséquences durables sur la stabilité de la Corne de l’Afrique et sa capacité à assurer sa propre sécurité.

Certes, les accords portant sur les bases étrangères sont des décisions « souveraines » des États, mais l’Union africaine (UA) et l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) devraient élargir leur mandat et renforcer leur capacité à surveiller et à fournir des conseils stratégiques aux États membres sur les conséquences de ces accords et sur la nécessité de développer leurs capacités internes.

Auparavant, Djibouti, l’un des plus petits États d’Afrique, était le point central de la présence militaire étrangère dans la Corne de l’Afrique. La France, ancienne puissance coloniale de Djibouti, y avait maintenu une présence militaire après l’indépendance du pays en 1977. En 2001, les États-Unis ont installé leur base militaire à Camp Lemonnier, suivis par le Japon en 2011 et l’Italie en 2013.

Par la suite, plusieurs autres pays notamment l’Allemagne et l’Espagne, ont envoyé leurs troupes qui sont hébergées dans les bases françaises à Djibouti. Les soldats britanniques sont hébergés dans les bases américaines, tandis que ceux de l’Inde sont dans celles du Japon.

Cependant, au cours des dernières années, les bases étrangères se sont étendues à travers la Corne alors que de plus en plus de puissances non-occidentales se sont jointes à la lutte d’influence géopolitique dans la mer Rouge et le golfe d’Aden. Les Émirats arabes unis, qui réalisent de très importants investissements dans les ports de la région – plus précisément à Djibouti, au Puntland et au Somaliland – ont ouvert une base en Érythrée en 2015 et ont récemment conclu un accord avec le Somaliland.

En 2017, la Chine a ouvert une base militaire dans le golfe de Tadjoura à Djibouti, tandis que l’Arabie saoudite a conclu un accord avec Djibouti pour y installer une base. La même année, la Turquie a ouvert une base d’entraînement militaire en Somalie.

La Russie a également implanté une base militaire en Érythrée en 2018 et prévoit de créer une deuxième base au Soudan. Face à cette multiplication frénétique des bases dans la région, le Somaliland a également exprimé sa volonté d’accueillir des bases navales britanniques et russes afin de recevoir des devises et gagner en reconnaissance internationale.

Les bases aident les puissances étrangères à réduire leurs dépenses en logistique et leur permettent de se rapprocher des lieux ciblés pour y mener des opérations militaires visant à contrer les risques politiques et commerciaux dans la région et ailleurs.

Si les puissances étrangères ont des intérêts stratégiques clairs, il reste à savoir quels sont les intérêts à long terme des États de la région d’abriter des bases militaires étrangères, hormis le fait de recevoir rapidement et immédiatement de l’argent pour renflouer leurs faibles économies.

En effet, Djibouti obtient environ 300 millions de dollars de revenus annuels grâce aux bases militaires étrangères présentes sur son territoire. À eux seuls, les États-Unis paient 63 millions de dollars pour avoir une base militaire permanente à Camp Lemonnier.

Dans le cas de la Chine, il est difficile de voir comment Djibouti aurait pu refuser la demande de Pékin pour y établir une base militaire. Djibouti a emprunté près d’un milliard de dollars à la Banque chinoise d’import-export pour financer plusieurs projets dans le pays. En juillet 2018, Djibouti a également mis en place une zone de libre-échange de 3,5 milliards de dollars avec l’aide de la Chine, dans le cadre de la Nouvelle route de la soie.

En effet, les puissances étrangères ont profité de la quête de sources de revenus de l’Afrique.

Toutefois, la présence de multiples bases rivales est un phénomène inquiétant, car un geste maladroit pourrait entraîner une confrontation qui entraînerait également des répercussions dans les pays hôtes qui sont relativement faibles.

À Djibouti, par exemple, des incidents ont été signalés selon lesquels des soldats chinois, depuis leur base militaire située dans le golfe de Tadjoura, pointaient des lasers sur des avions américains atterrissant à la base américaine de Camp Lemonnier.

En outre, l’utilisation des bases pour mener des opérations militaires au Moyen-Orient, comme au Yémen, crée de futurs ennemis pour les pays hôtes. Par exemple, les Émirats arabes unis ont utilisé leur base militaire d’Assab en Érythrée dans le cadre de la campagne menée par l’Arabie saoudite contre les rebelles Houthis soutenus par l’Iran au Yémen. L’Érythrée est ainsi involontairement impliquée dans la guerre et devient automatiquement un ennemi de l’Iran et des rebelles Houthis.

En servant de rampe de lancement, les pays de la Corne prennent implicitement parti pour des puissances étrangères dans une guerre à laquelle ils n’ont peut-être pas participé, ce qui compromet leurs relations futures avec les États voisins.

La décision de Djibouti de rejeter la demande de la Russie d’y implanter une base militaire qui pourrait être utilisée dans le conflit en Syrie est un geste courageux, mais on ne sait pas si les États-Unis et la France, qui disposent déjà de bases militaires dans le pays, ont fait pression sur les autorités djiboutiennes pour rejeter la demande des Russes.

En outre, la présence de forces étrangères et leurs opérations dans la région constituent des menaces pour la sécurité intérieure des pays et les responsables africains en sont conscients. L’un des principaux griefs des groupes extrémistes tels qu’Al-Shabaab, Boko Haram et les groupes terroristes du Sahel est la domination exercée sur le continent par les pays étrangers et l’influence des valeurs et forces extérieures.

En Somalie, par exemple, où les forces américaines ont intensifié les bombardements contre les groupes terroristes au moyen de drones, Al-Shabaab a également intensifié ses attaques, faisant de lourdes victimes parmi les populations civiles. En effet, ce groupe violent a fait son apparition dans le contexte de l’intervention éthiopienne soutenue par les États-Unis qui a renversé l’organisation Islamic Court Union (ICU) en 2006.

Dans la région du Sahel, des groupes extrémistes plus violents se sont multipliés en raison des ressentiments liés à l’ingérence étrangère, puisque les forces françaises, américaines et alliées y mènent des attaques contre les groupes combattants. En outre, les frappes des puissances étrangères ont eu de graves conséquences pour les civils qui ont été victimes de ces attaques faisant ainsi naître des causes supplémentaires d’aversion et de rébellion.

Le manque de coordination des accords, comme celui conclu récemment entre les Émirats arabes unis et le Somaliland en février 2017, ne fait qu’aggraver le problème de la sécurité intérieure dans la Corne de l’Afrique.

Pour le Somaliland, l’accord conclu avec les Émirats arabes unis pour la création d’une base militaire, ainsi que celui conclu par la suite concernant le port de Berbera, ont été bien accueillis, car le Somaliland cherche à la fois un nouvel élan économique et une reconnaissance internationale en tant que pays indépendant.

Cependant, la création d’une base militaire a exacerbé les tensions entre le Somaliland autoproclamé indépendant et la Somalie. Les autorités somaliennes ont contesté la légalité de cette manœuvre bilatérale, alors que la polémique s’intensifie de part et d’autre.

La présence de bases étrangères sur le continent – un phénomène à propos duquel les États africains ne bénéficient pas de la réciprocité sur d’autres continents – illustre la perpétuelle ruée pour le contrôle stratégique de l’Afrique.

En effet, la lutte contre la piraterie et le terrorisme dans la région est cruciale. Mais le fait de faire venir des militaires étrangers pour mener à bien ces opérations de sécurité en louant des bases influence considérablement la capacité du continent à développer son propre dispositif de sécurité interne. Cela est comparable à la dépendance de l’Afrique à l’égard des produits étrangers importés, au lieu de promouvoir l’industrialisation et les produits locaux.

Depuis lors, l’UA a exprimé son inquiétude face à « l’existence de bases militaires étrangères et l’établissement de nouvelles bases dans certains pays africains, combinée à l’incapacité des États membres concernés à surveiller efficacement les mouvements d’armes vers et depuis ces bases militaires étrangères ».

Dans son communiqué de mai 2016, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA a en outre appelé les États membres à « toujours faire preuve de prudence au moment de conclure des accords qui conduiraient à l’implantation de bases militaires étrangères dans leur pays ».

L’UA et l’IGAD devraient faire plus d’efforts en tirant parti de leur mandat en faveur de la paix et de la sécurité régionales en essayant de mobiliser les États membres pour définir un cadre de suivi, d’évaluation et de conseil sur l’impact des bases militaires étrangères sur le continent.

Au même moment, l’UA, les organisations sous-régionales et les États membres devraient accroître les investissements dans les activités de renforcement de la sécurité sur le continent dans le cadre d’une stratégie à long terme pour garantir une paix durable.